1 an et trois mois auparavant

Un soir, Lise et Morgan se retrouvèrent au Hilton de Santa-Maria. Morgan, conformément aux consignes, en avait informée le service de protection. À cinq heures du matin, l'officier d'astreinte Teikon Pei fut réveillé par un signal d'alerte d'une l'IA de la police qui avait repéré deux véhicules inquiétants : une petite voiture rouge et d'un gros break beige. Une patrouille avait intercepté le coupé rouge, la fouille avait révélé une paire de jumelles numérique professionnelle à très haute résolution, extrêmement suspecte, mais dont la détention était néanmoins légale. La patrouille avait été contrainte de laisser repartir l'homme. Quant au break beige, les IA l'avaient perdu. Le taux de défaillance des caméras de surveillance atteignaient dans le secteur cette nuit-là des niveaux préoccupants. Les résultats de l'analyse par les IA du profil des véhicules et du comportement des conducteurs étaient très mauvais. En effet, les schémas correspondaient à ceux d'une attaque de type « repérage, tir et fuite » que les chasseurs d'homme des équipes terroristes avaient mis au point. La tactique consistait à faire tourner des voitures en éclaireur afin de repérer une victime et à placer le tireur et son arme dans un autre véhicule, caché, et qui attendait le dernier moment pour sortir. L'une des forces du système de ces escadrons de la mort était que la cible n'était pas fixée à l'avance. Au contraire, l'éclaireur utilisait une IA qui avait en mémoire un nombre de cibles potentielles et qui traitait en temps réel les vidéos capturées au téléobjectif. Afin d'éviter la saisie de l'IA, qui était la pièce la plus compromettante du montage, celle-ci restait cachée à distance et recevait les flux vidéo par le réseau au travers d'un système sophistiqué empêchant de la localiser. Cependant, en analysant le trafic des données dans un secteur, on pouvait quantifier des facteurs de risque. Cette nuit-là, tous les indices de danger étaient dans le rouge. Teikon bondit sur ses vêtements et démarrait sa voiture avant que sa femme se rende compte qu'il avait disparu. En route, on l'avertit sur son implant que le break beige restait introuvable. L'analyse des vidéos avant sa disparition indiquait avec quasi-certitude qu'il était resté dans le quartier. Ce matin-là, il pleuvait et il faisait presque frais. Avant de quitter sa voiture, Teikon enfila son gilet pare-balles sous son imperméable. Il arriva dans le lobby désert et, sortant sa plaque, il dit au concierge que tout allait bien, que c'était une visite de routine. Il connaissait le numéro de la chambre et l'étage, il monta en appelant Morgan avec le code d'urgence. Quand les filles ouvrirent leur porte, Teikon vit Morgan, calme comme à son habitude. Lise semblait encore à demi endormie. Adossée dans le couloir, elle tressait ses longs cheveux noirs avec toute l'agilité que ces gestes intimes peuvent acquérir. Chacune avait un petit sac à dos pour tout bagage. Teikon ne put s'empêcher de sourire. Il admirait la façon dont elles étaient ensemble, cette connivence tranquille et déterminée dont elles semblaient faire preuve en toutes circonstances. Arrivé devant la porte qui donnait sur le parking, Teikon dégagea le pistolet mitrailleur compact caché sous son imperméable. Il sortit ensuite de la poche de son imper un chargeur courbé long comme son avant-bras et en regardant les filles en coin, il le cliqua en place. Comme il manœuvrait le levier d'armement d'un geste sec afin de mettre une balle dans le canon, la culasse claqua sur la munition d'une façon qui fit sursauter Lise. Elle donna un coup d'œil inquiet vers Morgan qui lui répondit par un haussement de sourcil, le vissage tendu par la concentration. Puis Teikon déplia la crosse en les regardant d'un air sombre. Il leur ordonna nerveusement de rester derrière la lourde porte métallique et il se glissa à l'extérieur, l'arme pendue à son bras dans les plis de l'imper. Le taxi n'était pas en vue. Teikon fit le guet dehors, balayant les alentours du regard. Ils attendirent à peine deux minutes. Quand le taxi s'arrêta devant la porte, Teikon fit signe aux filles de sortir. À cet instant, il reçut sur son implant un message d'alerte en priorité maximum. Il n'eut ni le besoin ni le temps de le lire. Il se retourna et vit l'autre voiture qui s'arrêtait au bout de l'allée. Break beige. Il émit par son implant le signal de détresse préenregistré pour faire venir l'hélicoptère de combat. Ensuite, selon l'automatisme que son entraînement lui avait inculqué, il se représenta la ligne imaginaire entre le break et Morgan qui était en train de relâcher la porte qu'elle avait tenue pour Lise. Il se porta sur cette ligne de tir de deux pas résolus, tout en épaulant son arme vers la voiture beige, la joue sur la crosse, un pied en avant, à la recherche d'une cible dans le crachin de ce matin blafard. Et il dut apercevoir quelque chose, car, presque aussitôt, il tira une brève rafale, trois coups très rapprochés, comme un énorme roulement de tambour. Les vitres du break volèrent en éclats. La munition Terminator le traversa de part en part, gilet pare-balles et cage thoracique. La détonation fut phénoménale, assourdissante pour Morgan et Lise, malgré la distance qui les séparait du break, réduisant par comparaison les coups du pistolet mitrailleur de Teikon à des pétards de carnaval. Elle résonna et roula comme un coup de tonnerre sur les façades des immeubles de tout le quartier. Derrière les filles, la baie vitrée paracyclonique du couloir de l'hôtel résonnait comme une cloche. Teikon s'était effondré devant Morgan. Le pistolet mitrailleur rebondit au sol en tournoyant. Morgan bouscula vivement Lise dans le dos en lui criant : « À terre ! » et, avec la vitesse foudroyante d'une manœuvre instinctive, elle se saisit adroitement de l'arme de Teikon. Tandis qu'elle épaulait vers sa cible, le taxi démarra en faisant hurler ses pneumatiques. Il partit droit vers la sortie, masquant le danger l'espace d'une seconde. Lise, à plat ventre contre l'asphalte trempé, releva la tête et aperçut les deux hommes dans la voiture beige dont Teikon avait fait tomber les vitres. Elle pressentit que le tireur de Terminator était à l'arrière. Simultanément, elle devina le conducteur qui tendait le bras. Une flamme, elle entendit l'impact dans la porte métallique derrière elle. Tandis que Morgan ripostait, bang bang bang, Lise rampa vers Teikon. Elle apercevait l'homme à l'arrière du break beige qui manœuvrait son arme difforme, grotesque. Le Terminator, avec son semblant de crosse en porte-manteau à la Dali, faisait presque deux mètres de long et l'homme, après l'avoir rechargé, était en train de s'affairer à le caller contre l'intérieur de la portière de la voiture. Le conducteur continuait à faire feu sur Morgan qui tirait elle aussi. Lise qui rampait toujours vers Teikon entendit distinctement des impacts derrière elle dans le mur de l'hôtel. Elle vit Morgan qui se laissait tomber à genoux, se glissait à plat ventre dans une flaque d'eau et prenait position sur ses coudes pour tirer à nouveau : bang, bang, bang. Lise vit distinctement les impacts dans la portière du break, et ce qui lui sembla être une grande giclée rouge, avec un mouvement comme un corps qui soubresautait. Elle étendit sa main sur Teikon qui baignait dans son sang. Le conducteur tirait encore avec son arme de poing, et les balles sonnaient dans le béton de l'hôtel derrière elles comme des coups de marteau. Morgan tirait méthodiquement à courtes rafales : bang, bang, bang. La silhouette du conducteur tomba hors de vue. La seconde suivante, le break explosa. Il fut propulsé à trois mètres au-dessus du sol par une énorme boule de feu. L'onde de choc et le souffle les atteignirent avant que la carcasse retombe. Une pluie de débris s'abattit sur elles. Lise s'en protégea instinctivement en recouvrant son crâne de ses bras et, du coup, elle piqua du nez dans la flaque chaude du sang du policier. Quand elle releva la tête, Morgan avait bondi sur ses pieds et approchait. Plusieurs alarmes s'étaient mises à beugler. Le feu s'était étendu à d'autres véhicules derrière l'épave du break. Lise en percevait la chaleur sur son visage malgré la distance et la pluie qui s'était mise à tomber à verse. Elle avait mis sa main sur la carotide de Teikon. Elle secoua la tête :

— Il est mort.

Morgan la regarda, horrifiée. Elle fit non de la tête. Elle dit avec force :

— L'hôpital Kouchner est juste derrière le coin.

Elle jeta son arme au sol pour se pencher vers Teikon. C'était un garçon mince et de taille moyenne. Alors que Lise se levait vivement pour aider Morgan à soulever le corps, elle se posa la question de savoir si Morgan aurait la force de tenir la distance et surtout de le faire assez vite. Et cela aurait pu être en quelque sorte une question purement théorique, sauf qu'au même instant Lise réalisa qu'elle n'avait jamais vu Morgan rater un sauvetage.

Comment exactement le corps de Teikon arriva sur les épaules de Morgan ? Comment Morgan, ainsi chargée, parvint à courir jusqu'aux urgences sous la pluie battante ? Lise courut avec elle. Elle lui cria tout du long cette suite de mots simples qui la guida et l'encouragea, et qui, hors de la circonstance et une fois transcrite, ne serait que du charabia. L'hélicoptère de combat passa à moins de vingt mètres au-dessus de leurs têtes, toutes turbines hurlantes, et les mitrailleurs prirent quelques instants en ligne de mire ce mince marathonien sous la pluie, lourdement chargé d'un corps flasque et poussé dans le dos par une frêle silhouette. Deux des voitures de police qui convergèrent sur la scène toutes sirènes hurlantes et gyrophares tourbillonnants accompagnèrent Lise et Morgan sur les derniers mètres. Teikon fut enlevé à Morgan par les bras manipulateurs de l'IA de ressuscitation des urgences. Ceux-ci posèrent le corps sur la table en inox et une forêt de bras secondaires sembla surgir du mur et de dessous la table. Ils s'emparèrent de Teikon tandis que l'ensemble était comme aspiré à travers le mur derrière les rideaux de décontamination. Des agents de sécurité surgirent sur le qui-vive, l'arme à la main. Morgan, pliée en deux, hors d'haleine, était tombée à genoux avant de rouler au sol. La belle ruisselait du sang que le corps de Teikon avait répandu sur elle tandis qu'elle courait à l'extrême limite de ses forces. Une flaque de sang s'élargissait autour d'elle sur le carrelage blanc immaculé du hall des urgences. Lise repoussa les infirmiers qui vinrent s'inquiéter de son état. Relevée de son essoufflement, Morgan dit : « Cette balle était pour moi. » Lise l'entraina sous la pluie dans la cour de l'hôpital envahie par les gyrophares. Une colonne de fumée noire signalait que le break brûlait encore, comme un grand Z dans le ciel que même la tempête ne semblait pas pouvoir effacer. Lise pensa : Z comme zéro chance à l'intelligence et à l'espoir. Morgan dit en regardant la fumée : « Qu'ils brûlent en enfer jusqu'à la fin des temps ! » Il fallut attendre de longues minutes pour avoir des nouvelles. Une infirmière leur dit que les IA avaient stabilisé Teikon, qu'il était dans le coma, mais qu'il allait très probablement s'en tirer. Elle entraina Morgan dans une salle de soin afin qu'elle se change d'une tunique d'hôpital. Un collaborateur de Claire arriva dans une voiture blindée et les évacua.